I. Introduction
Le droit international humanitaire (DIH) et la lutte internationale contre le terrorisme, matérialisée en droit belge par la loi du 19 décembre 2003,
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sont deux branches distinctes du droit répondant à des logiques différentes mais peuvent cependant, parfois, être amenées à régir les mêmes phénomènes de violence. Afin d’éviter la superposition de ces deux corps de règles, la loi du 19 décembre 2003 a inséré dans le titre du code pénal consacré aux infractions terroristes un article 141bis qui prévoit que :
Le présent titre ne s’applique pas aux activités des forces armées en période de conflit armé, tels que définis et régis par le droit international humanitaire, ni aux activités menées par les forces armées d’un État dans l’exercice de leurs fonctions officielles, pour autant qu’elles soient régies par d’autres règles de droit international.
Au sein de l’abondante mais peu accessible
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jurisprudence belge relative aux infractions terroristes, nous avons pu identifier dix affaires dans lesquelles l’application de cette clause d’exclusion a été invoquée par des individus accusés d’avoir commis de telles infractions.
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Sur un total de seize décisions, seules trois ont consacré une application favorable de l’article 141bis dans une affaire concernant le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
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Au sein du reste de la jurisprudence en la matière, l’interprétation des notions de « forces armées » et de « conflit armé », concepts clés devant être appréhendés « tels que définis et régis par le droit international humanitaire », conduit à un rejet systématique de l’application de l’article 141bis.
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Une partie de cette jurisprudence a déjà fait l’objet de commentaires.
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À l’heure où la répression des infractions terroristes ne cesse de prendre de l’ampleur, l’objectif de la présente contribution est de dresser un bilan de la pratique des juridictions belges concernant la mise en œuvre de la clause d’exclusion figurant à l’article 141bis. Nous commencerons par revenir sur la raison d’être et les effets de cette disposition (II) pour développer ensuite la manière dont les notions clés de
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L’auteure tient à remercier le Professeur Patrick Wautelet ainsi que Christophe Deprez pour leur soutien et leurs précieux commentaires.
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Loi du 19 décembre 2003 relative aux infractions terroristes, entrée en vigueur le 7 janvier 2004.
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La majorité des décisions citées dans cette contribution n’ont, à notre connaissance, pas été publiées.
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Cette contribution a été finalisée en mars 2019.
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Corr. Bruxelles (41ème ch.), 3 novembre 2016, inédit, FD.35.98.54/09, FD.35.98.634/06, FD.35.98.502/07 et Bruxelles (mis. acc.), 19 septembre 2017, inédit, arrêt n° 2017/2911. L’arrêt de la chambre des mises en accusation a fait l’objet d’un pourvoi devant la Cour de cassation : Cass. 13 février 2018, RG.P.17.1023.N/1., disponible sur :
http://jure.juridat.just.fgov.be/pdfapp/download_blob?idpdf=N-20180213-2
(sauf mention contraire, tous les sites internet ont été visités à la date du 15 mai 2019). Une nouvelle décision confirmant l’application de l’article 141bis a ensuite été rendue : Bruxelles (mis. acc.), 8 mars 2019, inédit, arrêt n°2019/939. Pour un commentaire sur les deux premières décisions rendues voy. P. Jacques et R. Van Steenberghe, « L’article 141bis du Code pénal : première application dans l’affaire du PKK. À propos de l’interaction entre la législation antiterroriste et le droit international humanitaire », Journal des Tribunaux (J.T.) , n° 6763, 2019, pp. 178-181.
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Voy. sur ce point la réponse donnée à la question de S. Van Hecke, C.R.I. , Ch., 2015-2016, séance du 29 juin 2016, n°459-COM, p. 33.
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Voy. O. Venet, « Infractions terroristes et droit humanitaire : l’article 141bis du code pénal », J.T. , n° 6387, 2010, pp.169-172 ; V. Koutroulis, « Le jugement du Tribunal correctionnel d’Anvers dans l’affaire dite "Sharia4Belgium" et l’article 141bis du Code pénal belge », in A. Jacobs et D. Flore (eds.), Les combattants européens en Syrie (Paris, L’Harmattan, 2015), pp. 85-103 et V. Koutroulis, « How have the belgian courts dealt with the interplay between IHL and counter-terrorism offences? », in Collège d’Europe et CICR, Actes du Colloque de Bruges, Terrorisme, Contre-Terrorisme et Droit International Humanitaire,17ème Colloque de Bruges, 20-21 octobre 2016, pp. 107 118.
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« conflit armé » (III) et de « forces armées » (IV) sont interprétées dans la jurisprudence. Nous terminerons par quelques observations conclusives (V).
II. La raison d’être et les effets de l’article 141bis du code pénal
La clause d’exclusion prévue à l’article 141bis du code pénal – dont l’adoption n’a pas suscité de discussions
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– n’est en rien une création du législateur belge. Une clause identique figure en effet dans le préambule de la décision-cadre de l’Union européenne du 13 juin 2002 relative à la lutte contre le terrorisme
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qui visait à rapprocher les législations des États membres en cette matière et dont le contenu a été fidèlement transposé en droit belge par la loi du 19 décembre 2003.
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Plusieurs conventions internationales relatives à la lutte contre le terrorisme contiennent également un mécanisme similaire.
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La Belgique est cependant l’un des seuls pays à avoir intégré une telle disposition directement au sein de sa législation pénale.
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L’article 141bis n’a ni pour effet ni pour but de permettre à des individus d’échapper à toute forme de poursuite.
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Cette disposition prévoit simplement que les actes qui entreraient dans le champ d’application de la législation antiterroriste – applicable en temps de paix comme en temps de guerre – doivent être poursuivis au regard du droit international humanitaire lorsqu’ils sont commis par des « forces armées » dans le cadre d’un « conflit armé ». La clause porte aussi bien sur les conflits armés internationaux que non-internationaux
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et concerne tous les types de forces armées – étatiques ou groupes armés.
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L’objectif de ce mécanisme est d’éviter que les règles relatives à la sanction des violations graves du droit international humanitaire et celles condamnant les infractions terroristes ne se
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Rapport fait au nom de la commission de la justice, Chambre, 2003-2004, Doc 51-258/004, 7 novembre 2003, p. 23 et Rapport fait au nom de la commission de la justice, Sénat, 2003-2004, Doc 3-332/3, 3 décembre 2003, p. 26.
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Décision-cadre 2002/475/JAI du Conseil du 13 juin 2002 relative à la lutte contre le terrorisme, J.O.C.E, L164, 22 juin 2002, pp. 3 et s., remplacée par la Directive 2017/541 du Parlement européen et du Conseil du 15 mars 2017 relative à la lutte contre le terrorisme et remplaçant la décision-cadre 2002/475/JAI du Conseil et modifiant la décision 2005/671/JAI du Conseil, J.O.U.E. , L88, 31 mars 2017, pp. 6 et s.
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Voy. à ce sujet M.-A. Beernaert, « La loi du 19 décembre 2003 relative aux infractions terroristes : quand le droit pénal belge évolue sous la dictée de l’Union européenne », J.T. , n° 6144, 2004, pp. 585-590 ; D. Flore, « La loi du 19 décembre 2003 relative aux infractions terroristes : genèse, principes et conséquences », in J. Messine (dir.), Questions d’actualités de droit pénal et de procédure pénale (Bruxelles, Bruylant, 2005), pp. 209-225 et T. Ruys et S. Van Severen, « Art. 141bis Sw. – Vervolging tussen hamer en aambeeld van terreurbestrijding en internationaal humanitair recht », Rechtskundig Weekblad (R.W.) , 2018-2019, n°14, pp. 523-524.
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Voy. Convention internationale contre la prise d’otages, New York, 17 décembre 1979, R.T.N.U., vol. 1316, p. 205, article 12 ; Convention internationale pour la répression des attentats terroristes à l’explosif, New York, 15 décembre 1997, R.T.N.U. , vol. 2149, p. 256, article 19 § 2 ; Convention internationale pour la répression des actes de terrorisme
nucléaire, New York, 13 avril 2005, R.T.N.U. , vol. 2220, p. 89, article 4 § 2 ; Projet de convention générale sur le terrorisme international, AG Res. 59/894, 12 août 2005, article 20 § 2 et Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme, Varsovie, 16 mai 2005, S.T.C.E. , n°196, article 26 § 5. À ce sujet voy. P. Klein, « Le droit international à l’épreuve du terrorisme », Recueil des cours de l’académie de droit international de La Haye, vol. 321, 2006, pp. 243-246 ; D. O’Donnell, « International treaties against terrorism and the use of terrorism during armed conflict and by armed forces », I.R.R.C. , Vol. 88, n° 864, 2006, pp. 863-866 et A. Bianchi et Y. Naqvi, International Humanitarian Law and Terrorism (Oxford, Hart, 2011), pp. 39-41. Par ailleurs, certaines conventions antiterroristes régionales excluent de leur champ d’application les actes commis dans le cadre d’une guerre de libération nationale au sens de l’article 1 § 4 du premier Protocole additionnel aux Conventions de Genève (PA I). Voy. par exemple la Convention arabe relative à la répression du terrorisme, Le Caire, 22 avril 1998, article 2 a), disponible sur :
https://ctaf.bct.gov.tn/ctaf_f/userfiles/files/lea_f.pdf
; Convention de l’OUA sur la Prévention et la Lutte contre le Terrorisme, Alger, 14 juillet 1999, article 3 1), disponible sur :
http://www.peaceau.org/uploads/algiers-convention-terrorism-fr.pdf
ou encore Convention de la Conférence de l’Organisation islamique pour combattre le terrorisme, Ouagadougou, 1er juillet 1999, article 2 a), disponible sur :
https://www.oic-oci.org/upload/pages/conventions/fr/OIC_Convention_to_Combat_Terrorism_fr.pdf.
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R. Van Steenberghe, « Les interventions militaires étrangères récentes contre le terrorisme international. Seconde partie : droit applicable (ius in bello) », Annuaire Français de Droit International (A.F.D.I.) , Vol. 60, 2017, p. 86.
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La chambre des mises en accusation de Bruxelles l’a d’ailleurs rappelé dans l’affaire du PKK : Bruxelles (mis. acc.), 19 septembre 2017, supra note 4, p. 21.
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Projet de loi relatif aux infractions terroristes, Chambre, 2003-2004, Doc 51-258/001, 6 octobre 2003, p. 16. Voy. également I. de la Serna, « Des infractions terroristes », in M.-A. Beernaert et al. (eds), Les infractions, Vol. 5 (Bruxelles, Larcier, 2013), p. 195 ; Koutroulis, « Le jugement du Tribunal correctionnel d’Anvers dans l’affaire dite
"Sharia4Belgium" et l’article 141bis du Code pénal belge », supra note 6, p. 88 et Van Steenberghe, supra note 11, p. 86.
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J. Wouters et T. Van Poecke, « Van strijdkrachten, terroristen en het Belgisch strafrecht », R.W. , 2017-2018, n° 41, p. 531 et Venet, supra note 6, p.169.
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superposent et, le cas échéant, n’entrent en contradiction.
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Certains actes sont en effet incriminés tant par la législation antiterroriste que par le droit humanitaire – par exemple, une attaque à l’explosif menée contre une école ou un hôpital – mais d’autres constituent uniquement des infractions au regard de la loi antiterroriste – c’est le cas, par exemple, d’une attaque à l’explosif qui serait menée dans le contexte d’un conflit armé contre une caserne militaire.
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Pour éviter que les participants à un conflit ne puissent être condamnés sur la base de la législation antiterroriste alors que leur comportement est licite au regard du DIH, l’article 141bis consacre l’application prioritaire de cette branche du droit. L’ambition est également de garantir un meilleur respect des règles de droit humanitaire sur le terrain : les individus qui prennent part à un conflit risqueraient en effet de ne pas chercher à se conformer au DIH s’ils sont, peu importe leur comportement, susceptibles d’être poursuivis pour des faits de terrorisme.
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La plupart des actes qui seraient qualifiés de terroristes s’ils étaient commis en temps de paix étant également interdits par le droit humanitaire,
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la clause d’exclusion prévue à l’article 141bis n’a donc pas pour objet d’organiser une quelconque forme d’impunité mais bien de préserver la mise en œuvre du DIH, dont la logique et les fondements diffèrent profondément de ceux de la législation antiterroriste.
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III. La notion de « conflit armé »
La première condition nécessaire à l’application de l’article 141bis est l’existence d’un « conflit armé » au sens du DIH. Ce dernier opère sur ce point une distinction fondamentale entre les conflits armés internationaux (CAI) et non internationaux (CANI). Si cette classification présente une telle importance, c’est que ces deux types de conflits sont régis par des règles différentes.
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Ainsi, notamment, les critères permettant de déterminer l’existence de « forces armées », second élément requis pour l’application de l’article 141bis, varient en fonction de la nature internationale ou non des hostilités – nous y reviendrons.
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La jurisprudence belge semble pourtant accorder relativement peu d’importance à la
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Voy. à ce sujet D. Flore, supra note 9, p. 211 ; de la Serna, supra note 13, p. 195 ; V. Koutroulis, « Le jugement du Tribunal correctionnel d’Anvers dans l’affaire dite "Sharia4Belgium" et l’article 141bis du Code pénal belge », supra note 6, pp. 87-93 et A. Weyembergh et L. Kennes, Droit pénal spécial (Limal, Anthémis, 2011), p. 120. La jurisprudence s’est aussi prononcée en ce sens. Voy. ainsi Corr. Bruxelles (49ème ch. bis), 10 janvier 2008, inédit, FD35.97.10/05, feuillets 72-73 ; Corr. Bruxelles (49ème ch.), 10 mai 2010, inédit, FD35.98.434/07, feuillet 30 ; Bruxelles (30ème ch.), 25 février 2019, inédit, 2018/PJ/4, p. 23 et Bruxelles (mis. acc.), 8 mars 2019, supra note 4, p. 19.
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Voy. à ce sujet Y. Sandoz, « L’applicabilité du droit international humanitaire aux actions terroristes », in J.-F. Flauss (dir.), Les nouvelles frontières du droit international humanitaire (Bruxelles, Bruylant, 2003), pp. 50-51 et V. Koutroulis, « Le jugement du Tribunal correctionnel d’Anvers dans l’affaire dite "Sharia4Belgium" et l’article 141bis du Code pénal belge », supra note 6, pp. 90-93.
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CICR, « Le droit international humanitaire et les défis posés par les conflits armés contemporains », Rapport de la XXXIe Conférence internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, Genève, Octobre 2011, pp. 57-58 ; S. Kraehenmann, « Foreign Fighters under International Law », Geneva Academy of International Humanitarian Law and Human Rights Briefing, n° 7, Genève, Octobre 2014, p. 63 ; T. Ferraro, « Interaction and overlap between counter-terrorism legislation and international humanitarian law », in Collège d’Europe et CICR, Actes du Colloque de Bruges, Terrorisme, Contre-Terrorisme et Droit International Humanitaire, 17ème Colloque de Bruges, 20-21 octobre 2016, pp. 29-30 et Wouters et Van Poecke, supra note 14, p. 1617.
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Voy. ainsi l’article 51 § 2 PA I et les articles 4 § 2 d) et 13 § 2 du deuxième Protocole additionnel aux Conventions de Genève (PA II). L’interdiction des actes ou menaces de violence visant à répandre la terreur parmi la population civile a également un caractère coutumier, voy. L. Doswald-Beck et J.-M. Henckaerts, Codification des règles du droit international coutumier, Vol. 1 (Bruxelles, Bruylant, 2006), règle 2 (applicable en CAI et en CANI). Sur cette question voy. M. Sassòli, « La définition du terrorisme et le droit international humanitaire », Revue québécoise de droit international, 2007, Hors-série, Études en hommage à Katia Boustany, pp. 33-38 et P. Ch.-A. Guillot, « Le "terroriste" et le droit international humanitaire », in A. Biad et P. Tavernier, Le droit international humanitaire face aux défis du XXIe siècle (Bruxelles, Bruylant, 2012), pp. 273-274.
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Voy. à ce sujet C. Deprez et I. Wittorski, « Des combattants qui n’en sont pas vraiment : les Européens partis se battre en Syrie et en Irak vus par le droit international humanitaire », in A. Jacobs et D. Flore (eds.), Les combattants européens en Syrie (Paris, L’Harmattan, 2015), pp. 46-51 ; Kraehenmann, supra note 17, pp. 61-63 ; H. Tigroudja, « Quel(s) droit(s) applicable(s) à la "guerre au terrorisme" », A.F.D.I. , Vol. 48, 2002, pp. 83-84 ; Sandoz, supra note 16, p. 71 et CICR, « Le droit international humanitaire et les défis posés par les conflits armés contemporains », Rapport de la XXXIe Conférence internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, supra note 17, pp. 55 et s.
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20
D. Fleck, « The Law of Non-International Armed Conflict », in D. Fleck, The Handbook of International Humanitarian Law (Oxford, Oxford University Press, 2013, 3rd edition), pp. 603-604 et J. d’Aspremont et J. de Hemptinne, Droit international humanitaire (Paris, Pédone, 2012), pp. 45-46.
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Infra, section 4.
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qualification des conflits armés lorsqu’elle est amenée à se prononcer sur la mise en œuvre de l’article 141bis.
À notre connaissance, il n’existe qu’une seule décision ayant conclu explicitement – bien qu’au terme d’un raisonnement contestable sur le plan du DIH – à l’absence de conflit armé.
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Dans la majorité des décisions analysées, l’existence d’un conflit ne semble pas remise en cause, même si le raisonnement suivi manque généralement de clarté et de précision.
Dans douze décisions sur seize, c’est l’existence d’un conflit armé non international, au sens de l’article 3 commun aux Conventions de Genève (« article 3 commun »),
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qui a été envisagée par le juge belge. Cette disposition ne contient pas de précision concernant son champ d’application, mais la jurisprudence internationale retient deux conditions constitutives de ce type de conflit – l’intensité des hostilités et l’organisation des parties en présence – et a par ailleurs développé une série de facteurs indicatifs permettant d’évaluer l’existence de ces conditions.
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La durée et l’étendue des hostilités, la nature des armes utilisées ou encore le nombre de victimes représentent ainsi des indices de l’intensité du conflit, tandis que l’existence d’une structure hiérarchique, la capacité de recruter de nouveaux membres ou de se procurer des armes donnent une indication sur le niveau d’organisation du ou des groupes(s) impliqué(s).
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Plusieurs décisions sous examen laissent cependant apparaitre une certaine confusion quant à ces différents éléments. Ainsi, dans l’affaire « Sharia4Belgium », le Tribunal rappelle à juste titre que l’article 3 commun pose comme conditions d’existence d’un CANI l’obligation pour les parties de posséder une structure d’organisation et de commandement minimale et la nécessité que le conflit présente une certaine intensité.
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Le Tribunal ajoute toutefois que la durée du conflit est un élément important.
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La durée des hostilités semble donc présentée comme une condition à part entière, alors qu’elle ne constitue en réalité qu’un simple facteur indicatif du niveau d’intensité du conflit.
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En appel, la Cour d’Anvers a rappelé que divers facteurs indicatifs pouvaient suggérer l’existence d’un « conflit armé », citant notamment la durée et l’intensité des combats ainsi que le niveau d’organisation du groupe armé.
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Ici encore, il parait donc exister une certaine confusion entre les deux éléments constitutifs d’un CANI et les facteurs indicatifs permettant d’évaluer leur présence dans la pratique. L’article 3 commun ne contient pas de liste de critères précis devant être respectés pour établir l’existence d’un CANI
30;
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Corr. Bruxelles (49ème ch. bis), 10 janvier 2008, supra note 15, feuillets 73-74.
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Aucun des États en question dans les affaires qui nous occupent – à savoir la Syrie, l’Irak, la Somalie et la Turquie – n’ayant ratifié le PA II, le type de CANI prévu par cet instrument ne pouvait être envisagé.
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24
TPIY, Ch. d’appel, Le Procureur c. Duško Tadić, IT-94-1, Arrêt relatif à l’appel de la Défense concernant l’exception préjudicielle d’incompétence, 2 octobre 1995, § 70 ; TPIY, Ch. de première instance, Le Procureur c. Duško Tadić, IT-94-1 T, Jugement, 7 mai 1997, § 562 ; TPIY, Ch. de première instance II, Le Procureur c. Limaj et al. , IT-03-66-T, Jugement, 30 novembre 2005, §§ 84-90 ; TPIY, Ch. de première instance, Le Procureur c. Ramush Haradinaj et al. , IT-04-84-T, Jugement, 3 avril 2008, §§ 49-60 ; TPIY, Ch. de première instance II, Le Procureur c. Ljube Boškoski et Johan Tarčulovski, IT-04-82-T, Jugement, 10 juillet 2008, §§ 175-203 ; CPI, Ch. de première instance I, Le Procureur c. Thomas Lubanga Dyilo, ICC-01/04-01/06-2842-tFRA, Jugement rendu en application de l’article 74 du Statut, 14 mars 2012, §§ 535-538 et CPI, Ch. de première instance II, Le Procureur c. Germain Katanga, ICC-01/04-01/07-3436, Jugement rendu en application de l’article 74 du Statut, 7 mars 2014, §§ 1185-1187. Voy. également sur ce sujet S. Sivakumaran, The Law of Non-International Armed Conflict (Oxford, Oxford University Press, 2012), pp. 164-180 ; J. K. Kleffner, « Scope of Application of International Humanitarian Law », in D. Fleck, The Handbook of International Humanitarian Law, (Oxford, Oxford University Press, 2013, 3rd edition), pp. 49-50 ; d’Aspremont et de Hemptinne, supra note 20, pp. 66-68 et T. Rodenhäuser, Organizing Rebellion. Non-State Armed Groups under International Humanitarian Law, Human Rights Law, and International Criminal Law (Oxford, Oxford University Press, 2018), p. 61.
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CICR, Commentary on the First Geneva Convention (Cambridge, Cambridge University Press, 2016), pp. 156-157, §§ 430 432.
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Corr. Anvers, 11 février 2015, FD35.98.47-12 – AN35.F1.1809-12, disponible sur :
http://jure.juridat.just.fgov.be/pdfapp/download_blob?idpdf=N-20150211-2
, feuillet 33.
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Corr. Anvers, 11 février 2015, supra note 26, feuillet 33.
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TPIY, Ch. de première instance I, Le Procureur c. Ramush Haradinaj et al. , supra note 24, § 49 ; TPIY, Ch. d’appel, Le Procureur c. Dario Kordić et Mario Čerkez, IT-95-14/2-A, Arrêt, 17 décembre 2004, § 341 ; CICR, Commentary on the First Geneva Convention, supra note 25, pp. 159-160, §§ 438-444. Voy. également V. Koutroulis, « Le jugement du Tribunal correctionnel d’Anvers dans l’affaire dite "Sharia4Belgium" et l’article 141bis du Code pénal belge », supra note 6, p. 96.
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Anvers (14ème ch. corr.), 27 janvier 2016, inédit, arrêt n° 1/2016, FD35.98.47-12 - AN35.FI.1809-1, p. 56.
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CICR, Commentary on the First Geneva Convention, supra note 25, pp. 140-141, §§ 384 386 et TPIY, Ch. de première instance II, Le Procureur c. Ljube Boškoski et Johan Tarčulovski, supra note 24, § 176.
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envisager un simple facteur indicatif – ici, la durée des hostilités – comme une condition constitutive d’un conflit armé présente le risque d’exclure trop rapidement son existence.
Il nous semble également important de relever que certaines décisions ne font aucune allusion à la qualification du conflit en cause et envisagent uniquement la question de l’existence de « forces armées » au sens du DIH.
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Comme déjà souligné, il est pourtant nécessaire, en droit international humanitaire, de déterminer au préalable la nature du conflit pour pouvoir évaluer l’existence de forces armées. Il reste néanmoins difficile de déterminer si l’étape de la qualification a été totalement omise ou si elle a en réalité été envisagée à travers l’analyse de la notion de force armée – l’une des conditions constitutives du CANI, le type de conflit en cause dans les décisions concernées. Dans un souci d’efficacité, il serait en effet envisageable de commencer par vérifier l’existence d’une force armée suffisamment organisée pour pouvoir, si cette condition n’est pas remplie, se dispenser d’examiner inutilement l’intensité des hostilités, puisque l’existence d’un CANI serait alors inconcevable.
Certaines décisions font quant à elles mention de la qualification du conflit mais n’indiquent pas si c’est une qualification internationale ou non internationale qui est envisagée. Seule l’analyse de la notion de « forces armées » opérée par le juge permet éventuellement de le deviner. Ainsi, dans l’affaire dite de la « filière afghane », le Tribunal correctionnel de Bruxelles a affirmé, concernant le conflit afghan en cours en 2007, que si « ce conflit devait s’analyser comme un conflit international, encore faudrait-il que le combattant qui se prévaut de la réserve inscrite à l’article 141bis du code pénal ait pris part (ou souhaité prendre part) aux activités d’une force armée pour que cette réserve trouve à s’appliquer ».
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Le Tribunal examine ensuite la question de savoir si Al-Qaida peut être considéré comme une « force armée » mais ne propose aucune conclusion définitive sur la qualification qu’il convient de retenir.
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C’est uniquement la référence au premier Protocole additionnel aux Conventions de Genève, applicable en CAI, qui permet de déduire que le Tribunal considère le conflit en cause comme international.
34
Dans une décision relative à l’affaire dite de la « filière somalienne », la Cour d’appel de Bruxelles affirme que « la Somalie fait incontestablement l’objet d’un conflit armé » mais que « la nature de conflit armé en Somalie – international ou non international – importe finalement peu dès lors que l’exception prévue à l’article 141bis du Code pénal s’applique aux deux types de conflits ».
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S’il est exact que l’article 141bis s’applique à tous les conflits armés,
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établir leur nature demeure néanmoins nécessaire afin de déterminer les règles permettant d’évaluer l’existence des « forces armées ». Enfin, dans deux affaires distinctes mais liées à une même filière de recrutement d’individus partis combattre en Syrie (la « filière syrienne »), le Tribunal de Bruxelles se contente simplement de reproduire la définition du conflit armé non international figurant à l’article 8 §2 f) du Statut de la Cour pénale internationale en soulignant que cette définition est considérée par la doctrine et la jurisprudence comme « faisant le point sur la coutume en la matière ».
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Le Tribunal s’attèle ensuite uniquement à examiner l’existence d’un groupe suffisamment organisé.
Il apparait ainsi que la jurisprudence actuelle relative à l’article 141bis n’accorde pas toute la place qu’elle mérite à la qualification des conflits armés en cause. Cette étape constituant le point de départ de tout raisonnement juridique mobilisant le DIH, des lacunes à ce niveau risquent de
compromettre l’analyse de la notion de « forces armées ». Il serait donc opportun que toute analyse portant sur la mise en œuvre de l’article 141bis débute par l’établissement clair et précis de la qualification de la situation concernée, à savoir l’existence – ou non – d’un conflit armé, ainsi que de la nature internationale ou non internationale de ce dernier.
31
Bruxelles (12ème ch. corr.), 14 avril 2016, arrêt n° 2016/1262, 9 FC 2015, disponible sur :
http://jure.juridat.just.fgov.be/pdfapp/download_blob?idpdf=F-20160414-5
et Corr. Bruxelles (90ème ch.), 27 janvier 2016, inédit, FD35.98.374-14.
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32
Corr. Bruxelles (49ème ch.), 10 mai 2010, supra note 15, feuillet 31.
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33
Corr. Bruxelles (49ème ch.), 10 mai 2010, supra note 15, feuillets 31-35.
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34
Corr. Bruxelles (49ème ch.), 10 mai 2010, supra note 15, feuillet 30.
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35
Bruxelles (12ème ch. corr.), 27 juin 2013, inédit, arrêt n° 2013/2386, 1 FC 2013, p. 10.
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36
Voy. supra note 13.
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37
Corr. Bruxelles (49ème ch.), 29 juillet 2015, inédit, FD35.97.15-12, FD35.97.5-13, FD35.98.144-15, p. 29 ; Corr. Bruxelles (70ème ch.), 6 novembre 2015, FD35.98.212/11, feuillet 9, disponible sur :
http://jure.juridat.just.fgov.be/pdfapp/download_blob?idpdf=F-20151106-5
et Corr. Bruxelles (90ème ch.), 11 juin 2018, inédit, FD35.98.287-15, p. 39.
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5
IV. La notion de « forces armées »
Comme développé ci-dessus, les juges chargés d’examiner l’application de l’article 141bis ne s’attardent généralement pas sur la notion de « conflit armé » ; c’est essentiellement le concept de « forces armées » qui retient leur attention.
38
A cet égard, une série de problématiques nous semble devoir être mise en lumière. La première concerne un manque de cohérence entre le type de conflit armé en cause – CAI ou CANI – et les critères employés pour évaluer l’existence des « forces armées » (1). La deuxième concerne une interprétation restrictive du niveau d’organisation exigé de la part des « forces armées » (2). La dernière concerne la prise en compte d’une série d’éléments non pertinents pour évaluer l’existence de « forces armées » en DIH (3) : l’objectif poursuivi par le groupe dit « terroriste » (A), le non-respect du DIH (B), l’emploi d’un mode opératoire clandestin (C) et enfin l’inscription sur des listes établies par des États ou des organisations internationales (D).
1. Manque de cohérence entre la qualification du conflit et les critères employés pour évaluer l’existence des « forces armées »
Il a déjà été précisé que la détermination de la nature du conflit armé est une étape essentielle puisqu’elle permet d’identifier les règles qui régissent, notamment, le statut des personnes impliquées dans les hostilités. L’ensemble du DIH s’articule en effet autour du principe fondamental de distinction imposant aux parties au conflit de faire en tout temps la différence entre les personnes qui participent aux combats et celles qui n’y participent pas ou plus.
39
Il n’existe cependant pas de définition unique et claire de la notion de « forces armées » en DIH.
40
Dans le cadre d’un CAI, une distinction est opérée entre les combattants, à savoir les membres des forces armées placés sous un commandement responsable,
41
et les civils, soit toutes les personnes qui ne sont pas des combattants.
42
Les « forces armées » sont donc constituées de tous les combattants, à savoir les individus appartenant à l’armée étatique
43
ainsi que des individus appartenant à une partie au conflit et remplissant les conditions énumérées à l’article 43 du PA I.
44
Cette disposition prévoit que :
Les forces armées d'une Partie à un conflit se composent de toutes les forces, tous les groupes et toutes les unités armés et organisés qui sont placés sous un commandement responsable de la conduite de ses subordonnés devant cette Partie (…). Ces forces armées doivent être soumises à un régime de discipline interne qui assure, notamment, le respect des règles du droit international applicable dans les conflits armés.
Si les combattants constituent des cibles légitimes au regard du DIH,
45
ils ont également le droit de participer directement aux hostilités et ne peuvent donc pas être poursuivis pour le simple fait d’avoir pris part au conflit
46.
Ce statut de combattant, ainsi que l’immunité pénale pour les actes licites de guerre qui y est attachée, n’ont cependant pas d’équivalent dans le cadre d’un CANI, car les États n’ont pas souhaité accorder le droit à leurs citoyens de combattre l’armée étatique.
47
Bien qu’aucune disposition légale ne définisse les parties dans le cadre d’un CANI, une majorité de la doctrine considère qu’il convient tout de même d’opérer une distinction entre les forces armées – étatiques ou non – et les personnes civiles qui ne participent pas directement aux hostilités. En CANI, on considère donc que les
38
Même si, nous l’avons précisé, il est difficile de savoir dans quelle mesure les juges n’entendent pas examiner la notion de force armées en tant que condition constitutive d’un conflit.
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39
Article 48 PA I. Voy. également Doswald-Beck et Henckaerts, supra note 18, règle 1 (applicable en CAI et en CANI).
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40
Sassòli, supra note 18, pp. 43-44.
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41
Article 4 de la troisième Conventions de Genève (CG III) et article 43 PA I. Voy. également Doswald-Beck et Henckaerts, supra note 18, règles 3 et 4 (applicables en CAI).
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42
Article 50 PA I ; Voy. également Doswald-Beck et Henckaerts, supra note 18, règle 5 (applicable en CAI et en CANI).
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43
Article 4 § 1 CG III.
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44
Cette disposition simplifie les conditions prévues par l’article 4 § 2 de la CG III et sa valeur coutumière est aujourd’hui reconnue, voy. Doswald-Beck et Henckaerts, supra note 18, règle 4 (applicable en CAI). Elle est donc applicable même aux États qui n’ont pas ratifié le PA I.
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45
Article 48 PA I.
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46
Article 43 § 2 PA I.
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47
Sivakumaran, supra note 24, p. 514 ; Fleck, supra note 20, pp. 589-590 et G. Aivo, Le statut de combattant dans les conflits armés non internationaux (Bruxelles, Bruylant, 2013), p. 118.
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6
« forces armées » comprennent les membres de l’armée étatique, ainsi que des individus appartenant à un groupe armé suffisamment organisé au sens de l’article 3 commun.
48
De manière générale, la jurisprudence relative à l’article 141bis laisse transparaitre un certain manque de cohérence entre la qualification du conflit établie – ou envisagée – par le juge et les dispositions mobilisées ensuite pour déterminer le statut des personnes impliquées, et, donc, l’existence éventuelle de « forces armées » au sens du DIH.
La première décision en la matière, rendue en 2008 dans le cadre de la « filière irakienne », est aussi la seule décision à ce jour à avoir conclu à l’absence de conflit armé. Le Tribunal correctionnel de Bruxelles a ainsi considéré – assez étonnement – que l’Irak n’était pas en proie à un « conflit armé » au sens du DIH entre le 7 janvier 2004 et le 1er décembre 2005.
49
Partant de ce constat, il ne pouvait donc, logiquement, pas non plus exister de « forces armées ». Pourtant, le Tribunal a tout de même passé en revue les critères énoncés par l’article 4 de la troisième Convention de Genève – en les présentant erronément comme ceux prévus à l’article 43 du PA I – pour conclure que les groupes impliqués ne pouvaient constituer une « force armée » au sens du DIH.
50
La Cour d’appel a, quant à elle, conclu à l’existence d’un CAI entre, dans un premier temps, les forces de la coalition internationale et l’armée régulière irakienne appuyée par des groupes de résistants organisés et, dans un second temps, le nouveau Gouvernement irakien et les groupes de résistants organisés compte tenu du maintien massif des forces de la coalition dans le pays.
51
La Cour a par ailleurs précisé que qualifier la situation de CANI au lieu de CAI n’entrainerait aucune conséquence sur l’application de l’article 141bis dès lors que le DIH n’était de toute façon applicable qu’aux groupes armés suffisamment structurés.
52
Dans l’affaire de la « filière somalienne », la Cour d’appel de Bruxelles avait également affirmé que la nature du conflit en cause importait peu puisque l’article 141bis s’appliquait aux deux types de conflits.
53
Si cette dernière affirmation est exacte, il faut cependant rappeler que l’existence d’une force armée suffisamment organisée ne s’évalue pas de la même manière en CAI ou en CANI.
54
Ce manque de précision concernant les bases juridiques qui fondent l’existence des « forces armées » transparait également dans plusieurs autres décisions. En première instance dans l’affaire « Sharia4Belgium », le Tribunal correctionnel d’Anvers a ainsi fait référence aux conditions figurant à l’article 4 de la troisième Convention de Genève – applicable en CAI – alors qu’il avait pourtant conclu que la Syrie était en proie à un CANI à l’époque des faits.
55
Il n’y avait donc pas lieu d’examiner le respect des conditions formelles imposées par la CG III ; la vérification de l’existence d’un groupe armé organisé au sens de l’article 3 commun était suffisante – et moins exigeante.
Signalons également le cas de trois décisions, rendues dans le cadre d’affaires distinctes mais toutes relatives à la « filière syrienne », qui répondent de façon parfaitement identique à la question de savoir si les groupes en cause peuvent être considérés comme des « forces armées » au sens de l’article 141bis. Dans chacun de ces trois jugements, le Tribunal correctionnel de Bruxelles semble considérer que la situation doit être qualifiée de CANI et énonce qu’un groupe armé organisé doit comprendre « une organisation suffisante, d’une part, pour concevoir et mener des opérations militaires
continues et concertées, de l’autre pour imposer une discipline au nom d’une autorité de fait, cette organisation doit lui donner la capacité d’appliquer le DIH », mais aussi « un commandement responsable disposant d’une chaine de commandement, le commandement doit être responsable pour ses subordonnés et doit, le cas échéant, répondre des violations du DIH et doit dès lors être identifiable et non secret ».
56
Le Tribunal
48
d’Aspremont et de Hemptinne, supra note 20, pp. 188-191 ; CICR, Commentary on the First Geneva Convention, supra note 25, pp. 186-187, §§ 532-534 ; Sivakumaran, supra note 24, p. 359 et E. David, Principes de droit des conflits armés (Bruxelles, Bruylant, 2012, 5ème éd.), pp. 137-141.
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49
Corr. Bruxelles (49ème ch. bis), 10 janvier 2008, supra note 15, feuillets 73-74.
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50
Corr. Bruxelles (49ème ch. bis), 10 janvier 2008, supra note 15, feuillets 78-80.
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51
Bruxelles (12ème ch. corr.), 26 juin 2008, inédit, 2008 FC 2, p. 29.
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52
Bruxelles (12ème ch. corr.), 26 juin 2008, supra note 51, p. 30.
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51
Bruxelles (12ème ch. corr.), 27 juin 2013, supra note 35, p. 10.
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54
Voy. infra, point 2.
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55
Voy. sur ce point l’analyse de V. Koutroulis, « Le jugement du Tribunal correctionnel d’Anvers dans l’affaire dite "Sharia4Belgium" et l’article 141bis du Code pénal belge », supra note 6, pp. 99-100.
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56
Corr. Bruxelles (49ème ch.), 29 juillet 2015, supra note 37, pp. 29-30 ; Corr. Bruxelles (70ème ch.), 6 novembre 2015, supra note 37, feuillet 10 et Corr. Bruxelles (90ème ch.), 27 janvier 2016, supra note 31, feuillet 6.
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7
s’appuie essentiellement sur la doctrine pour justifier l’existence de ces conditions. L’exigence d’une organisation suffisante pour mener des opérations militaires continues et concertées et imposer une discipline est par ailleurs renseignée comme provenant de l’article 1er du deuxième Protocole additionnel. Si cette disposition énonce effectivement de façon précise les conditions constitutives d’un groupe armé au sens du PA II, cet instrument ne peut cependant régir le conflit concerné puisqu’il n’a pas été ratifié par la Syrie. De plus, les conditions supplémentaires exigées par le PA II pour établir l’existence d’un conflit au sens de ce texte sont en toutes hypothèses non pertinentes puisque l’article 141bis réclame simplement la présence d’un conflit armé. Un conflit au sens de l’article 3 commun aux Conventions de Genève suffit donc pour entrainer l’application de la clause d’exclusion.
Ces différents défauts de cohérence découlent selon nous directement du manque d’importance accordé dans un premier temps à la qualification du conflit. Reconnaissons toutefois que certains critères propres aux CAI ou aux CANI régis par le PA II peuvent servir d’indices afin de vérifier que le degré d’organisation d’un groupe impliqué dans un CANI régi par l’article 3 commun est suffisant pour le considérer comme une « force armée » au sens du DIH. Mais il reste que l’interprétation de ces critères par les juridictions belges demeure trop stricte.
2. Une interprétation restrictive du niveau d’organisation exigé de la part des « forces armées »
En CAI comme en CANI, le DIH exige que les groupes armés qui participent aux hostilités fassent preuve d’un certain degré d’organisation. En CAI, seuls les groupes qui appartiennent à une partie au conflit et qui respectent les conditions énoncées par l’article 43 du PA I sont considérés comme une force armée. Un CANI au sens de l’article 3 commun suppose quant à lui l’existence d’un groupe armé organisé au sens où l’entend la jurisprudence internationale. Bien que dans les deux cas le degré d’organisation requis apparaisse relativement large, les juridictions belges en ont cependant retenu une interprétation plutôt stricte.
En situation de CAI, l’article 43 du PA I impose aux forces armées de disposer d’une certaine organisation, à savoir d’être placées sous un commandement responsable. À cet égard, le commentaire de l’article 43 rédigé par le CICR indique que :
Le terme "organisé" est évidemment assez élastique, car il y a bien des degrés d'organisation. Il faut en premier lieu l'entendre en ce sens que la lutte doit avoir un caractère collectif, être menée sous une direction et selon des règles, par opposition aux individus agissant isolément, sans préparation ni entraînement correspondant.
57
Dans l’affaire de la « filière irakienne », le Tribunal correctionnel de Bruxelles a considéré que les groupes djihadistes sunnites qui combattaient en Irak à l’époque des faits ne pouvaient constituer une « force armée » au sens de l’article 43 du PA I car ils ne disposaient pas d’un commandement unifié et responsable. Le Tribunal a ainsi relevé qu’aucune autorité n’était en mesure de négocier ou d’ordonner un cessez-le-feu et que la décision de combattre les troupes américaines n’appartenait pas au groupe ou à sa hiérarchie mais bien à « une instance extérieure qui exerçait l’autorité réelle sans constituer un "commandement responsable" au sens de l’article 43 du Protocole I aux Conventions de Genève ».
58
Ces éléments ne paraissent toutefois pas indiquer que les hostilités étaient menées par des individus agissant de manière isolée. Le fait qu’un « choix aussi fondamental que la définition de la cible – et très vraisemblablement celui des méthodes de combat utilisées » ait pu être effectué et ensuite imposé au groupe ne démontre-t-il pas que ce dernier disposait bel et bien d’une certaine forme d’organisation ? Une instance extérieure peut-elle réellement exercer suffisamment d’autorité sur un groupe pour déterminer ses objectifs et ses stratégies de combat sans pour autant constituer un commandement responsable au sens du DIH ? Le Tribunal lui-même insiste sur la place prépondérante tenue par la religion dans la lutte menée par les groupes armés concernés. La circonstance que l’autorité réelle exercée sur ces derniers soit de nature religieuse n’a donc rien de surprenant et n’empêche pas l’obtention d’un niveau d’organisation suffisant.
57
J. Pictet (dir.), Commentaire des Protocoles additionnels du 8 juin 1977 aux Conventions de Genève du 12 août 1949 (Genève, Éditions du CICR, 1986), p. 517, § 1672.
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58
Corr. Bruxelles (49ème ch. bis), 10 janvier 2008, supra note 15, feuillet 94.
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8
L’existence d’un CANI au sens de l’article 3 commun suppose la réunion de deux conditions dégagées par la jurisprudence internationale : des hostilités d’une intensité suffisante et un degré minimum d’organisation de la part des groupes armés impliqués. Bien que le degré précis d’organisation à atteindre ne fasse pas l’unanimité,
59
ce critère est néanmoins interprété de façon souple aussi bien par la doctrine que par la jurisprudence internationale.
60
Le TPIY a ainsi affirmé que les conditions d’intensité et d’organisation « servent, au minimum, uniquement aux fins de distinguer un conflit armé du banditisme, d’insurrections inorganisées et de courte durée ou d’activités terroristes, qui ne relèvent pas du droit international humanitaire. ».
61
Les juridictions belges se sont toutefois montrées passablement exigeantes dans l’examen de l’organisation des groupes armés concernés.
Dans l’affaire de la « filière somalienne », la Cour a essentiellement retenu que différentes factions du mouvement Al-Shabab agissaient sans être au courant de leurs activités respectives, ce qui démontrait l’absence d’un commandement responsable. La Cour est pourtant en mesure d’indiquer le nom du leader du mouvement et reconnait l’existence d’une structure qui réunit théoriquement les différentes factions pour les opérations de combat.
62
De plus, la simple ignorance des actions menées par les autres factions du mouvement n’indique pas forcément un manque d’organisation de la part de ce dernier.
Dans l’affaire « Sharia4Belgium », il a été constaté qu’une structure de commandement reprenant un quartier général, une direction générale et un haut commandement, des grades et fonctions identifiables était « insuffisamment présente ».
63
Si ces éléments peuvent effectivement constituer des facteurs indicatifs du niveau d’organisation d’un groupe, ils sont en revanche plutôt spécifiques aux forces armées régulières. Or, il est bien admis qu’un groupe armé ne doit pas faire la preuve d’une organisation équivalente à celle de ces forces.
64
Par ailleurs, en instance comme en appel, les juridictions ont évalué de manière très stricte le niveau d’organisation des groupes concernés.
65
Elles ont ainsi souligné que les inculpés appartenaient à un groupe qui n’était pas suffisamment organisé pour élaborer de « grandes actions militaires » ou des « opérations militaires lourdes » mais qui s’occupait principalement de pillages, de banditisme, de privations de libertés et d’exécutions arbitraires.
66
Il a également été indiqué que les groupes en cause étaient tenus de posséder « une structure d’organisation et de commandement bien définie (…) » ce qui implique « (…) une certaine forme de hiérarchie, une capacité d’organiser une certaine stratégie militaire ».
67
En appel, la Cour a considéré que le groupe possédait peu d’organisation étant donné notamment que ses membres avaient la possibilité de se porter volontaires pour les opérations de leur choix et que la mise à disposition des armes ne se faisait pas de manière claire (certains membres venaient avec leur armes, d’autres en achetaient une ou en recevaient en prêt).
68
Pourtant, l’article 3 commun ne comprenant que des protections élémentaires, seul un degré minimum d’organisation est nécessaire pour le faire appliquer ; la structure de commandement doit seulement
59
Rodenhäuser, supra note 24, p. 62 et TPIY, Ch. de première instance II, Le Procureur c. Ljube Boškoski et Johan Tarčulovski, supra note 24, § 194.
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60
C. Bauloz, « Le droit international humanitaire à l’épreuve des groupes armés non étatiques », in V. Chetail (dir.), Permanence et mutation du droit des conflits armés (Bruxelles, Bruylant, 2013), p. 239.
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61
TPIY, Ch. de première instance, Le Procureur c. Duško Tadić, supra note 24, § 562 et TPIY, Ch. de première instance II, Le Procureur c. Limaj et consorts, supra note 24, § 89.
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62
Bruxelles (12ème ch. corr.), 27 juin 2013, supra note 35, p. 12.
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63
Corr. Anvers, 11 février 2015, supra note 26, feuillets 35-36.
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64
TPIY, Ch. de première instance II, Le Procureur c. Limaj et consorts,supra note 24, § 89 ; TPIY, Ch. de première instance II, Le Procureur c. Naser Orić, IT-03-68-T, Jugement, 30 juin 2006, § 254 ; TPIY, Ch. de première instance II, Le Procureur c. Ljube Boškoski et Johan Tarčulovski, supra note 24, § 197 ; A. Clapham et al. (eds.), The 1949 Geneva Conventions: A Commentary (Oxford, Oxford University Press, 2015), p. 405 ; S. Verhoeven, « International and non-international armed conflicts » in J. Wouters et al. (eds.), Armed Conflicts and the Law (Intersentia, Cambridge, 2016), pp. 166-167 et C. Droege, « Get off my cloud: cyber warfare, international humanitarian law, and the protection of civilians », I.R.R.C. , Vol. 94, n° 886, 2012, p. 450.
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65
Voy. à ce sujet R. Bartels, « Terrorist groups as parties to an armed conflict », in Collège d’Europe et CICR, Actes du Colloque de Bruges, Terrorisme, Contre-Terrorisme et Droit International Humanitaire, 17ème Colloque de Bruges, 20-21 octobre 2016, pp. 65-66.
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66
Corr. Anvers, 11 février 2015, supra note 26, feuillets 35-36 et Anvers (14ème ch. corr.), 27 janvier 2016, supra note 29, p. 57.
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67
Corr. Anvers, 11 février 2015, supra note 26, feuillet 34.
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68
Anvers (14ème ch. corr.), 27 janvier 2016, supra note 29, p. 57.
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9
permettre d’exercer un certain contrôle sur les membres du groupe.
69
Si certains éléments mis en avant – la capacité d’élaborer une stratégie militaire, de se fournir des armes, l’existence d’une hiérarchie – constituent des indices du niveau d’organisation d’un groupe armé, ils ne sont que « des exemples qui peuvent, mais qui ne doivent pas nécessairement, être tous réunis dans un cas précis ».
70
Les tribunaux pénaux internationaux ont à de multiples reprises précisé que ces critères n’avaient pas pour objectif de soumettre l’application de l’article 3 commun à des conditions trop strictement définies.
71
Les éléments mis en lumière en l’espèce ne suffisent donc pas en eux-mêmes à démontrer que les groupes rejoints par les prévenus n’étaient pas suffisamment organisés au sens du DIH. La Cour d’appel de Bruxelles a d’ailleurs rappelé à juste titre, dans l’affaire du PKK, le caractère indicatif des critères évoqués par la jurisprudence internationale.
72
Cette décision a cependant fait l’objet d’une cassation partielle. La plus haute juridiction du pays a en effet étrangement estimé que la Cour d’appel n’avait pas démontré en quoi les éléments factuels dont elle disposait concernant le PKK – notamment le fait qu’il possède un système judiciaire capable de faire respecter le DIH – permettaient de déduire que cette entité était soumise à l’application de cette branche du droit.
73
Ces éléments factuels illustrent pourtant justement l’existence d’une organisation minimale suffisante au sein du groupe pour qu’il constitue une force armée au sens du DIH et soit donc soumis à l’application de ce droit.
Dans une affaire récente impliquant un individu parti combattre en Syrie au sein du groupe Majlis Shuran Al Mujahidin (MSM), la Cour d’appel de Bruxelles s’est elle aussi montrée particulièrement exigeante concernant le niveau d’organisation requis. Elle a en effet estimé que ce groupe n’était pas suffisamment organisé au regard du DIH alors même qu’il se composait d’un nombre important d’hommes et possédait un quartier général bien établi et connu des services de renseignement. MSM disposait par ailleurs d’un système de recrutement et de formation et était placé sous l’autorité d’un chef identifié.
74
La Cour semble plutôt s’être focalisée sur l’autonomie dont disposaient les membres du groupe, ainsi que sur la responsabilité qui leur incombait de se fournir eux-mêmes en armes et matériel, pour conclure à un manque d’organisation.
75
Dans les décisions d’instance déjà mentionnées relatives à la « filière syrienne », le Tribunal correctionnel de Bruxelles a requis l’existence d’« une organisation suffisante, d’une part, pour concevoir et mener des opérations militaires continues et concertées, de l’autre pour imposer une discipline au nom d’une autorité de fait ».
76
Cette obligation est pourtant issue du commentaire de l’article 1 du PA II, une convention non applicable au cas d’espèce – les Etats en cause ne l’ayant pas ratifiée – et dont les conditions d’application sont plus strictes que celles de l’article 3 commun.
77
Le PA II exige en effet qu’un groupe armé exerce sur une partie du territoire un contrôle lui permettant d’appliquer ce Protocole. Par ailleurs, la mise en œuvre de l’article 141bis nécessite seulement que soit franchi le niveau d’organisation requis par l’article 3 commun. Peu importe que le seuil établi par le PA II ne soit pas atteint : il existera tout de même un « conflit armé » et des « forces armées » susceptibles de justifier l’application de la clause d’exclusion.
Il nous semble également important d’indiquer que, dans certains cas, les juridictions ne semblent pas différencier clairement la question de l’existence d’une force armée de celle – complexe et controversée
78
– de l’appartenance d’un individu à une telle force. L’adhésion à un groupe armé non
69
TPIY, Ch. de première instance II, Le Procureur c. Ljube Boškoski et Johan Tarčulovski, supra note 24, §§ 195-197.
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70
CICR, Commentary on the First Geneva Convention, supra note 25, pp. 157 158, § 433.
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71
TPIY, Ch. de première instance I, Le Procureur c. Ramush Haradinaj et al., supra note 24, § 60 ; TPIY, Ch. de première instance II, Le Procureur c. Ljube Boškoski et Johan Tarčulovski, supra note 24, § 176 et TPIY, Ch. de première instance II, Le Procureur c. Limaj et consorts, supra note 24, §§ 88-89.
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72
Bruxelles (mis. acc.), 19 septembre 2017, supra note 4, p. 12. Voy. également dans ce sens Cass. 24 mai 2016, P.16.0244.N/4, §8 et tout dernièrement Bruxelles (mis. acc.), 8 mars 2019, supra note 4, p. 22.
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73
Cass. 13 février 2018, supra note 4, §§ 12 à 15.
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74
Bruxelles (30ème ch.), 25 février 2019, supra note 15, pp. 27-29.
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75
Bruxelles (30ème ch.), 25 février 2019, supra note 15, pp. 29-30.
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76
Corr. Bruxelles (49ème ch.), 29 juillet 2015, supra note 37, pp. 29-30 ; Corr. Bruxelles (70ème ch.), 6 novembre 2015, supra note 37, feuillet 10 et Corr. Bruxelles (90ème ch.), 27 janvier 2016, supra note 31, feuillet 6.
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77
Clapham, supra note 64, p. 405 et TPIY, Ch. de première instance II, Le Procureur c. Ljube Boškoski et Johan Tarčulovski, supra note 24, § 197.
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78
Sivakumaran, supra note 24, pp. 359 362 ; N. Melzer, « The Principle of Distinction Between Civilians and Combatants », in A. Clapham and P. Gaeta (eds.), The Oxford Handbook of International Law in Armed Conflict (Oxford, Oxford University Press, 2014), pp. 315-316 ; d’Aspremont et de Hemptinne, supra note 20, pp. 194-199 et Y. Dinstein, Non-International Armed Conflicts in International Law (Cambridge, Cambridge University Press, 2014), pp. 61 62.
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10
étatique peut être délicate à établir car, au contraire de l’appartenance aux forces armées nationales réglementée par le droit interne, elle n’est pas nécessairement formalisée par un acte d’incorporation. Le CICR estime qu’appartiennent à un groupe armé les individus qui y assument une « fonction de combat continue », c’est-à-dire dont la fonction continue implique la préparation, l’exécution ou le commandement d’actes qui constituent une participation directe aux hostilités. Les individus qui quittent un groupe armé après une activité et ceux qui l’appuient sans participer aux hostilités ne sont quant à eux par considérés comme des membres de ce groupe.
79
Cette conception ne fait cependant pas l’unanimité, notamment en raison de l’inégalité qu’elle instaure entre les forces armées étatiques et les groupes armés.
80
L’approche du CICR implique en effet que les personnes n’exerçant pas de fonction de combat au sein d’un groupe armé (cuisiniers, techniciens, instructeurs, etc) ne peuvent faire l’objet d’attaques tandis que tous les membres des forces armées étatiques – à l’exception du personnel sanitaire et religieux
81
– constituent des cibles légales au regard du DIH.
Dans l’affaire de la « filière irakienne », la Cour d’appel de Bruxelles s’est uniquement attelée à démontrer – après avoir conclu à l’existence d’un CAI – que les prévenus n’avaient nullement rejoint une partie au conflit (armée régulière ou groupe armé organisé). La Cour a indiqué que les individus poursuivis n’avaient pas été en mesure de fournir « le moindre renseignement substantiel concernant l’appellation, la structure, l’organisation, le commandement du(des) mouvement(s) organisé(s) qu’ils auraient rejoint(s) »
82
et que leur objectif était « de commettre (…) des infractions terroristes dans différents endroits du monde où il leur était possible, quelle qu’en soit la manière, de mener une guerre de religion pour instaurer le califat ».
83
Ces différents éléments ne suffisent cependant pas à démontrer l’inexistence d’une force armée organisée ; ils permettent surtout de remettre en doute l’appartenance des prévenus à une telle force. Dans trois affaires liées à la « filière syrienne », le Tribunal correctionnel de Bruxelles a mis en avant les allers et retours incessants effectués par les prévenus entre la Belgique et la Syrie sans qu’ils ne doivent en avertir quiconque, la liberté de choisir les groupuscules qu’ils désiraient intégrer ou encore la possibilité de refuser les missions qui leur étaient confiées.
84
Dans « l’affaire MSM » déjà mentionnée, la Cour d’appel de Bruxelles a relevé que le prévenu avait effectué lui-même les démarches pour se rendre en Syrie et rejoindre le groupe qu’il avait ensuite pu quitter de sa propre initiative, sans devoir solliciter une quelconque autorisation.
85
Ces différents éléments peuvent effectivement refléter l’absence de hiérarchie ou de commandement responsable au sein d’un groupe armé, mais ils peuvent également indiquer que les prévenus ne faisaient en réalité pas réellement partie du groupe. Or la question de l’appartenance à une force armée et celle de son existence méritent selon nous d’être distinguées. Il est certain que l’application de l’article 141bis ne nécessite pas seulement de démontrer la présence d’une force armée ; encore faut-il établir que le prévenu y était bel et bien incorporé.
86
Mais conclure à l’absence de toute force armée implique que ni le prévenu ni aucun individu poursuivi dans la même affaire ne peut en faire partie et donc se voir appliquer l’article 141bis. Conclure
qu’un individu isolé n’appartient pas à une force armée ne remet en revanche pas en question l’existence de cette dernière, et donc la possibilité pour d’autres individus d’y appartenir.
Pour conclure, relevons encore que les analyses restrictives du critère d’organisation proposées par les juridictions s’appuient généralement sur peu d’éléments concrets. Ceci s’explique certainement en partie par la difficulté d’obtenir des éléments de preuve sur le fonctionnement d’un groupe opérant à des
79
N. Melzer, Guide interprétatif sur la notion de participation directe aux hostilités en droit international humanitaire (Genève, CICR, 2010), pp. 35-36.
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80
Voy. Sivakumaran, supra note 24, pp. 360-360 ; Dinstein, supra note 78, pp. 61-62 et D. Akande, « Clearing the Fog of War? The ICRC’s Interpretative Guidance on Direct Participation in Hostilities », ICLQ, vol. 59, 2010, p. 186.
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81
Article 4-C CG III et article 43 § 2 PA I.
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82
Bruxelles (12ème ch. corr.), 26 juin 2008, supra note 51, p. 32.
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83
Bruxelles (12ème ch. corr.), 26 juin 2008, supra note 51, p. 31.
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84
Corr. Bruxelles (49ème ch.), 29 juillet 2015, supra note 37, p. 33 ; Corr. Bruxelles (70ème ch.), 6 novembre 2015, supra note 37, feuillet 14 ; Corr. Bruxelles (90ème ch.), 27 janvier 2016, supra note 31, feuillets 8-9 et Bruxelles (12ème ch. corr.), 14 avril 2016, supra note 31, p. 15.
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85
Bruxelles (30ème ch.), 25 février 2019, supra note 15, p. 30.
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86
Voy. à ce sujet R. Van Steenberghe, « La légalité de la participation de la Belgique à la lutte armée contre l’État islamique en Irak », J.T., n° 6616, 2015, p. 651.
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11
milliers de kilomètre de la Belgique dans des zones de guerre. Il reste cependant préoccupant de constater que l’examen d’une question aussi complexe et centrale pour la mise en œuvre de l’article 141bis est trop souvent réalisé de façon superficielle.
3. La prise en considération d’éléments non pertinents pour évaluer l’existence de « forces armées » en DIH
Pour évaluer l’existence d’une « force armée » au sens du DIH, les cours et tribunaux belges s’appuient régulièrement sur certains éléments ne présentant pourtant pas de pertinence au regard de cette branche du droit. Ces éléments ne sont pas nécessairement mobilisés de façon cumulative dans une même décision, mais apparaissent néanmoins fréquemment dans la jurisprudence.
A. L’objectif poursuivi par le groupe dit « terroriste »
Lorsque les juridictions belges sont amenées à déterminer si certains groupes dits « terroristes » peuvent être considérés comme des « forces armées » au sens du DIH, elles tiennent régulièrement compte de l’objectif poursuivi par ces groupes – soit souvent, dans les affaires concernées, la volonté d’imposer un régime religieux par la force. Les motivations d’un groupe armé servent ainsi fréquemment de fondement pour lui refuser la qualité de force armée. Ce facteur n’est pourtant pas pertinent au regard du DIH.
87
Dans le cadre d’un CANI, le TPIY a clairement affirmé que seules l’intensité du conflit et l’organisation des parties devaient être prises en compte pour déterminer l’existence d’un conflit armé, « peu importe donc que l’objectif des forces armées se soit ou non limité à commettre des actes de violence. ».
88
Dans le cadre d’un CAI, ni la CG III ni le PA I ne formulent une quelconque exigence concernant un objectif légitime que devrait poursuivre un groupe armé pour pouvoir être considéré comme une force armée appartenant à une partie au conflit. Le préambule du PA I précise même que ses dispositions doivent être appliquées « sans aucune distinction défavorable fondée sur la nature ou l’origine du conflit armé ou sur les causes soutenues par les Parties au conflit, ou attribuées à celles-ci ». Les groupes armés poursuivent par ailleurs rarement un seul et unique objectif ; il n’est pas rare qu’ils exercent des activités criminelles en parallèle à leurs actions politiques.
89
Prendre en compte la finalité des actions menées par un groupe pour établir sa qualité de force armée se révélerait donc non seulement compliqué en pratique, mais permettrait également aux États de refuser l’application du DIH à des groupes dont ils estiment les objectifs inacceptables – ce qui est presque toujours le cas. Citons à titre d’illustration le gouvernement du Yémen qui réprouve bien entendu les ambitions des rebelles Houthis contre lesquels il lutte. Reste qu’au regard du droit international humanitaire, cet Etat se heurte bel et bien à des forces armées – non étatiques – dans le cadre d’un CANI.
90
Les raisons qui poussent un groupe armé à recourir à la violence sont sans importance.
Pourtant, dans l’affaire de la « filière irakienne », le Tribunal correctionnel a souligné « qu’un mouvement fondamentaliste qui n’hésite pas à recourir à la violence pour imposer une forme de gouvernement et un corpus législatif est par essence antidémocratique »
91
et que le recours à la violence par ce groupe « (…) n’était pas fondamentalement dicté par l’objectif de libérer l’Irak et sa population du joug étranger mais plutôt par celui d’instaurer par la force un régime théocratique au terme d’une
87
Sivakumaran, supra note 24, p. 182 ; Dinstein, supra note 78, pp. 17-18 ; S. Vité, « La lutte contre la criminalité organisée : peut-on parler de conflit armé au sens où l’entend le droit international humanitaire », in Collège d’Europe et CICR, Actes du Colloque de Bruges, Conflits Armés, Parties aux Conflits Armés et DIH : les Catégories Juridiques face aux Réalités Contemporaines, 10ème Colloque de Bruges, 22-23 octobre 2009, pp. 76-77 et Sassòli, supra note 18, p. 31. Voy. également le cinquième paragraphe du préambule du PA I et CICR, Commentary on the First Geneva Convention, supra note 25, pp. 162-163, §§ 447-450.
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88
TPIY, Ch. de première instance II, Le Procureur c. Limaj et consorts, supra note 24, § 170.
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89
S. Vité, « Typologie des conflits armés en droit international humanitaire : concepts juridiques et réalités », R.I.C.R., Vol. 91, 2009, pp. 46-47.
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90
Une analyse de la situation au regard du DIH dans cet État peut être consultée sur :
http://www.rulac.org/.
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91
Corr. Bruxelles (49ème ch. bis), 10 janvier 2008, supra note 15, feuillet 104.
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12
lutte de religion anti-occidentale (…) ».
92
Par conséquent, le groupe en question ne pouvait, selon le Tribunal, être considéré comme une « force armée » au sens du DIH.
Dans l’affaire de la « filière afghane », le Tribunal correctionnel de Bruxelles a affirmé que le groupe Al-Qaida ne pouvait constituer une « force armée » dès lors qu’il n’était « en réalité, qu’un groupe terroriste qui se donne pour mission de disséminer à l’échelle planétaire les métastases de ses techniques de combat délibérément attentatoires au droit international humanitaire ».
93
Dans l’affaire de la « filière somalienne », la Cour d’appel de Bruxelles a de même pris en considération l’objectif du mouvement Al-Shabab de « placer toute la Somalie sous une autorité islamiste basée sur la charia en créant un khalifat global », mais aussi sa « vocation de participer au djihad international »,
94
pour établir qu’il ne pouvait être considéré comme un groupe armé organisé.
Dans l’affaire « Sharia4Belgium », le Tribunal correctionnel d’Anvers a quant à lui mis en avant le fait que les membres de Sharia4Belgium et les groupes Jabhat Al-Nusra et MSM luttaient pour l’instauration de la sharia à travers le monde et pour un État islamique totalitaire, mais aussi qu’ils rejetaient tout traité international relatif aux droits de l’homme ou au DIH.
95
Par conséquent, selon le raisonnement du Tribunal, ces groupes ne pouvaient être considérés comme des « forces armées ». Il sera confirmé en appel que les faits commis ne constituent pas des actes perpétrés par des « forces armées » car les groupes concernés font partie du réseau terroriste international Al-Qaïda, mènent une lutte violente contre les valeurs démocratiques et le DIH, et se livrent à des activités terroristes.
96
Dans l’autre affaire impliquant également le groupe MSM, la Cour d’appel de Bruxelles a elle aussi refusé de reconnaitre la qualité de « force armée » à ce groupement. Se fondant sur l’arrêt rendu dans l’affaire « Sharia4Belgium », la Cour a ainsi souligné que le groupe MSM menait « un combat violent contre les infidèles avec l’objectif d’établir un État Islamique en Syrie, comme première étape vers l’hégémonie de l’islam dans le monde » et qu’il présentait un « profil djihadiste salafiste, explicitement inspiré d’Al Qaïda ».
97
Dans deux affaires relatives à la « filière syrienne », le Tribunal correctionnel de Bruxelles a indiqué que les groupes rejoints par certains prévenus « sont ou ont été affiliés à Al-Qaïda, prônent l’instauration d’un État islamique, régi par la sharia, sur le territoire de différents États et n’hésitent pas, pour ce faire, à commettre des attentats-suicide, des enlèvements avec demande de rançon,… »,
98
et que « si tant les objectifs que les méthodes de ces groupes ne sont pas les critères fixés pour leur qualification en DIH, force est de constater que ceux-ci les empêchent, par nature, de remplir les conditions pour constituer une "force armée" dans le cadre d’un conflit armé non international ».
99
La circonstance que les prévenus n’avaient pas rejoint l’Armée Syrienne Libre afin de combattre un régime sanguinaire et restaurer les libertés publiques, mais plutôt des groupes terroristes se livrant au jihad et tentant d’imposer un régime salafiste par la force et la terreur, avait également déjà été soulignée.
100
La Cour d’appel de Bruxelles a confirmé cette position, estimant que « le premier juge a, à bon droit, constaté qu’en l’espèce ces groupes (…) poursuivaient des objectifs et surtout utilisaient des méthodes qui ne permettaient pas de les considérer comme des forces armées agissant dans le cadre d’un conflit armé ».
101
L’affaire relative au PKK nous paraît également devoir être mentionnée dans ce contexte. En effet, des considérations ayant trait aux objectifs poursuivis par ce groupe semblent, ici aussi, être entrées en ligne
92
Corr. Bruxelles, (49ème ch. bis), 10 janvier 2008, supra note 15, feuillet 105. Voy. de manière générale le raisonnement suivi par le Tribunal aux feuillets 95 à 105.
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93
Corr. Bruxelles (49ème ch.), 10 mai 2010, supra note 15, feuillet 36.
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94
Bruxelles (12ème ch. corr.), 27 juin 2013, supra note 35, p.11.
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95
Corr. Anvers, 11 février 2015, supra note 26, feuillet 37.
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96
Anvers (14ème ch. corr.), 27 janvier 2016, supra note 29, p. 56.
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97
Bruxelles (30ème ch.), 25 février 2019, supra note 15, p. 28.
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98
Corr. Bruxelles (49ème ch.), 29 juillet 2015, supra note 37, p. 32 et Corr. Bruxelles (70ème ch.), 6 novembre 2015, supra note 37, feuillet 13.
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99
Corr. Bruxelles (49ème ch.), 29 juillet 2015, supra note 37, p. 32 et Corr. Bruxelles (70ème ch.), 6 novembre 2015, supra note 37, feuillet 13.
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100
Corr. Bruxelles (49ème ch.), 29 juillet 2015, supra note 37, p. 28 et Corr. Bruxelles (70ème ch.), 6 novembre 2015, supra note 37, feuillet 9.
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101
Bruxelles (12ème ch. corr.), 14 avril 2016, supra note 31, p.15.
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de compte, cette fois pour soutenir l’application de l’article 141bis plutôt que la rejeter. La Cour d’appel de Bruxelles a ainsi souligné que le but du PKK était de créer un État indépendant basé sur une théorie et un modèle de parti marxiste-léniniste et non d’intimider la population civile.
102
La mise en lumière de cet élément laisse ainsi entendre que le PKK peut être considéré comme un groupe armé plutôt que comme un groupe terroriste puisque ses aspirations sont « admissibles ».
103
Le raisonnement suivi dans ces différentes affaires nous semble problématique à deux égards. En premier lieu, l’on peine à comprendre l’intérêt d’insister sur l’objectif poursuivi par les groupes concernés si cet élément n’est pas déterminant en droit. En second lieu, l’on perçoit mal en quoi le fait de prôner l’instauration de la sharia – plutôt que l’établissement d’un autre régime politique par exemple –, ou de soutenir une partie au confit plutôt qu’une autre, empêcherait nécessairement la satisfaction des conditions pour constituer une « force armée » au sens du DIH. Les réticences des juridictions à accorder un quelconque crédit aux aspirations des groupes dits « terroristes » impliqués dans les affaires en cause sont compréhensibles. Cependant, en tentant de cerner les ambitions de ces groupes, les juridictions belges prennent en compte un élément dépourvu de pertinence pour déterminer l’existence d’une force armée au regard du DIH et donc envisager l’application de l’article 141bis. La circonstance qu’un groupement soit considéré comme « terroriste » ne l’empêche nullement de former, dans un même temps, un groupe armé organisé au sens du droit international humanitaire.
B. Le non-respect du DIH
Quel que soit le type de conflit armé concerné, le respect effectif du DIH par les individus qui y prennent part ne constitue pas une condition nécessaire à l’existence de forces armées.
Dans le cadre d’un CAI, l’article 4 de la troisième Convention de Genève réclame que les membres d’un groupe appartenant à une partie au conflit « se conforment, dans leurs opérations, aux lois et coutumes de la guerre ». Cette obligation a toutefois été abandonnée dans le PA I,
104
dont l’article 43 prévoit que les forces armées se composent de toutes les forces et tous les groupes rattachés à une partie au conflit et « placés sous un commandement responsable de la conduite de ses subordonnés devant cette Partie », et requiert encore que ces forces soient « soumises à un régime de discipline interne qui assure, notamment, le respect des règles du droit international applicable dans les conflits armés ». Cependant, si le respect du DIH s’impose assurément à tous les membres des armées étatiques ou des groupes armés impliqués dans un CAI, il ne s’agit pas d’un critère décisif pour évaluer l’existence de forces armées.
105
La position inverse serait d’ailleurs problématique : elle impliquerait de considérer que les membres d’un groupe armé violant le DIH sont des civils. Ces individus seraient donc protégés et ne pourraient être pris pour cible que dans la mesure où ils participent directement aux hostilités et uniquement durant le temps de cette participation. En outre, conditionner le statut d’un groupe et de ses membres au respect du DIH impliquerait que ce statut varie au gré des comportements, respectueux ou non du droit international humanitaire.
106
Ceci serait évidemment impraticable.
Les décisions belges relatives à des situations de CAI semblent cependant avoir pris en considération des violations du DIH pour apprécier l’existence de forces armées. Ainsi, dans l’affaire des « filières irakiennes », le Tribunal correctionnel de Bruxelles a considéré qu’un groupe armé qui se livre à des attentats-suicide avec l’approbation de son commandement ne peut constituer une « force armée » au sens du DIH et est donc exclu du champ d’application de cette branche du droit.
107
Le Tribunal a également affirmé tenir compte des méthodes de combat employées par les groupes en question pour évaluer l’existence d’une force armée.
108
Précisons que puisque le Tribunal avait conclu plus tôt que les hostilités en cours en Irak ne constituaient pas un conflit armé, il n’était de toute façon pas nécessaire
102
Bruxelles (mis. acc.), 19 septembre 2017, supra note 4, p. 16.
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103
Voy. à ce sujet Ruys et Van Severen, supra note 9, pp. 536-537 et Wouters et Van Poecke, supra note 14, pp. 1619-1620.
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104
Doswald-Beck et Henckaerts, supra note 18, pp. 20-21.
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105
R. Kolb, Advanced Introduction to International Humanitarian Law (Cheltenham, Edward Elgar, 2014), p. 136 ; d’Aspremont et de Hemptinne, supra note 20, p. 185 ; O’Donnell, supra note 10, pp. 867-868 et Pictet, supra note 57, p. 517, § 1672.
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106
N. Melzer, Targeted Killing in International Law (Oxford, Oxford University Press, 2008), p. 308.
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107
Corr. Bruxelles (49ème ch. bis), 10 janvier 2008, supra note 15, feuillet 79.
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108
Corr. Bruxelles (49ème ch. bis), 10 janvier 2008, supra note 15, feuillet 80.
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d’apprécier l’existence de forces armées. Quoi qu’il en soit, le fait que les membres du groupe commettent des violations du DIH avec l’autorisation de leur commandement ne signifie pas que celui-ci n’est pas responsable de la conduite de ses subordonnés et n’a pas la capacité d’imposer une certaine discipline. De la même manière, dans l’affaire de la « filière afghane », il a été affirmé que le groupe Al-Qaïda ne pouvait constituer une force armée au sens du DIH puisqu’il utilise des techniques de combat contraire au DIH et que « par essence, il ne se sent aucunement lié par cette branche du droit dont il n’entend pas imposer le respect à ses membres ».
109
En réalité, il importe peu que les membres d’Al-Qaïda aient l’intention ou non de respecter le DIH. C’est la capacité de ce groupe d’imposer un régime de discipline – et donc le respect du DIH – qui aurait dû être examinée.
Dans le cadre d’un CANI, les « forces armées » comprennent les membres de l’armée étatique ainsi que les individus appartenant à un groupe armé organisé au sens de l’article 3 commun aux Conventions de Genève. Dans ce cadre, le respect effectif du DIH par un groupe armé peut représenter un indice du degré d’organisation atteint par ce groupe mais ne forme assurément pas une condition nécessaire pour que le niveau d’organisation soit considéré comme suffisant. C’est, comme en CAI, la capacité de respecter le DIH qui doit être évaluée.
110
Ainsi, à la défense qui faisait valoir que pour être liée par le DIH une partie à un conflit devait posséder une connaissance de base des principes consacrés par l’article 3 commun ainsi que l’autorité nécessaire pour faire appliquer les lois et un mécanisme de répression des violations, la Chambre de première instance du TPIY a répondu que :
Les deux éléments déterminants d’un conflit armé, l’intensité du conflit et l’organisation des parties, servent « au minimum, uniquement aux fins de distinguer un conflit armé du banditisme, d’insurrections inorganisées et de courte durée ou d’activités terroristes, qui ne relèvent pas du droit international humanitaire ». Partant, un quelconque degré d’organisation des parties suffira à établir l’existence d’un conflit armé. Ce degré ne doit pas nécessairement correspondre à celui requis pour établir la responsabilité des supérieurs hiérarchiques pour les actes de leurs subordonnés au sein de l’organisation (…).
111
Dans une autre affaire, le TPIY a encore eu l’occasion de préciser que :
le fait que les membres d’un groupe armé commettent un grand nombre de violations du droit international humanitaire peut parfois être symptomatique d’un manque de discipline et de hiérarchie au sein du groupe. (…) Cependant, tant que le groupe armé a la capacité organisationnelle de respecter les obligations découlant du droit international humanitaire, le fait qu’il se livre à des violations systématiques de ce type ne signifie pas qu’il n’a pas le niveau d’organisation requis pour être partie à un conflit armé.
112
Le niveau d’organisation requis n’est d’ailleurs pas aussi élevé que pour les forces armées étatiques ; seule la capacité de mettre en œuvre les obligations fondamentales du droit humanitaire est exigée.
113
Il est par exemple établi que Boko Haram dispose d’une telle capacité au vu du niveau organisation atteint par ce groupe.
114
Le fait qu’il se livre à de nombreuses exactions sur le territoire du Nigéria ne l’empêche donc pas de constituer une force armée au sens du DIH. La commission de violations du droit humanitaire ne permet pas de remettre en question l’existence d’un groupe armé organisé – et donc du CANI dans lequel il est impliqué.
Une partie des décisions judiciaires liées à l’application de l’article 141bis dans des situations de CANI fait simplement état de la nécessité, pour un groupe armé, d’être capable d’instaurer le respect du DIH.
115
D’autres décisions, en revanche, mentionnent cette obligation tout en mettant en avant la commission de violations du DIH et la volonté de ne pas se conformer à cette branche du droit. Dans l’affaire « Sharia4Belgium », c’est bien la capacité de respecter le DIH que le Tribunal correctionnel d’Anvers déclare examiner dans le chef des groupes Jabhat Al-Nusra et MSM. Pourtant, le Tribunal tient compte
109
Corr. Bruxelles (49ème ch.), 10 mai 2010, supra note 15, feuillet 35.
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110
Sivakumaran, supra note 24, p. 178 et Rodenhäuser, supra note 24, p. 40.
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111
TPIY, Ch. de première instance II, Le Procureur c. Limaj et consorts, supra note 24, § 89.
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112
TPIY, Ch. de première instance II, Le Procureur c. Ljube Boškoski et Johan Tarčulovski, supra note 24, § 205.
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113
Rodenhäuser, supra note 24, pp. 40-42 ; Droege, supra note 64, p. 421 ; CICR, Commentary on the First Geneva Convention, supra note 25, p. 156 et TPIY, Ch. de première instance II, Le Procureur c. Ljube Boškoski et Johan Tarčulovski, supra note 24, §§ 196-198.
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114
Une analyse peut être consultée sur :
http://www.rulac.org/.
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115
Corr. Bruxelles (49ème ch.), 29 juillet 2015, supra note 37, p. 33 ; Corr. Bruxelles (70ème ch.), 6 novembre 2015, supra note 37, feuillet 13 ; Corr. Bruxelles (90ème ch.), 27 janvier 2016, supra note 31, feuillet 8 ; Bruxelles (12ème ch. corr.), 14 avril 2016, supra note 31, p. 15 ; Corr. Bruxelles (90ème ch.), 11 juin 2018, supra note 37, p. 39 et Bruxelles (mis. acc.), 8 mars 2019, supra note 4, p. 22.
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15
du fait que les membres de ces entités mènent un combat violent contre les non-croyants, que les enlèvements, les décapitations et l’esclavage font partie de leur pratique quotidienne et qu’ils rejettent tout traité relatif aux droits de l’homme ou au DIH.
116
Il sera finalement conclu que les individus appartenant à ces groupes « ne sont pas capables et ne veulent pas être capables de respecter le droit humanitaire international, qu’ils rejettent même ».
117
C’est donc la circonstance que le DIH n’est pas respecté – voire est rejeté – qui est prise en compte, plus que l’aptitude à le mettre en œuvre. De la même manière, en appel, c’est simplement l’absence d’un système de discipline interne qui sera mis en avant, ainsi que l’existence d’une « lutte armée violente (…) contre le droit humanitaire ».
118
Ces éléments ne suffisent cependant pas à établir que le groupe ne possède pas la capacité de respecter le droit international humanitaire.
Dans l’affaire de la « filière somalienne », la Cour d’appel de Bruxelles énonce à juste titre que pour être considéré comme un groupe armé organisé, le mouvement Al-Shabab devrait disposer d’un commandement « ayant la capacité d’appliquer (indépendamment du fait qu’il le veuille ou non) le droit international humanitaire ».
119
La Cour conclut que cette obligation n’est pas respectée car le mouvement n’est pas suffisamment structuré, mais elle se fonde également sur les tactiques de combat appliquées sur le terrain – à savoir la commission d’attentats-suicide, l’utilisation de civils comme boucliers humains et l’emploi de mesures d’intimidation pour terroriser la population civile. La Cour souligne également que « le mouvement Al-
Shabab ne se sent manifestement pas lié par le droit international humanitaire et n’a donc aucune intention de le faire respecter par ses membres sur le terrain somalien ».
120
Ici encore, c’est donc in fine la volonté de respecter le DIH qui semble prise en compte tout autant que la capacité de le faire.
Enfin, dans la récente « affaire MSM », la Cour d’appel de Bruxelles a également mentionné à plusieurs reprises la nécessité pour le groupe d’être capable de respecter le DIH tout en faisant état des viols, exécutions arbitraires, attentats suicides, enlèvements et pillages commis pour conclure que MSM constituait un groupe terroriste et non un groupe armé organisé au sens du droit humanitaire.
121
Pourtant, la circonstance qu’un groupe commette les pires atrocités – et soit par conséquent considéré comme terroriste – ne l’empêche nullement de remplir en même temps les conditions permettant de le qualifier de « force armée » au sens du droit international humanitaire.
Il nous semble de surcroît important de souligner que refuser l’application du DIH à des individus au motif qu’ils ne respecteraient pas cette branche du droit pose un problème de logique. On imagine difficilement le juge refuser l’application de la loi pénale à l’auteur d’un homicide sous prétexte qu’il a méconnu l’interdiction de commettre une telle infraction…
C. Le mode opératoire clandestin
Le mode opératoire éventuellement clandestin d’un groupe est sans pertinence pour évaluer sa qualité de force armée. Dans le cadre d’un CAI, l’article 43 du PA I ne contient aucune exigence relative à l’identification du groupe ou de ses dirigeants. Dans le cadre d’un CANI – soit la majorité des hypothèses présentées aux cours et tribunaux belges –, il est uniquement requis que le groupe dispose d’un minimum d’organisation.
122
Il est en outre admis que le degré d’organisation requis varie selon le contexte.
123
Le TPIY a ainsi eu l’occasion d’affirmer, dans l’affaire Limaj, que l’Armée de libération du Kosovo possédait un niveau d’organisation suffisant pour constituer une force armée au sens du DIH alors même qu’elle opérait dans la clandestinité et que ses membres utilisaient des numéros en lieu et place de leur nom.
124
Le TPIY a estimé que ces modalités de fonctionnement révélaient les conditions
116
Corr. Anvers, 11 février 2015, supra note 26, feuillet 37.
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Corr. Anvers, 11 février 2015, supra note 26, feuillet 37.
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118
Anvers (14ème ch. corr.), 27 janvier 2016, supra note 29, p. 58.
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119
Bruxelles (12ème ch. corr.), 27 juin 2013, supra note 35, p. 12.
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120
Bruxelles (12ème ch. corr.), 27 juin 2013, supra note 35, p. 12.
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121
Bruxelles (30ème ch.), 25 février 2019, supra note 15, pp. 28 à 31.
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122
Sivakumaran, supra note 24, p. 172 et Rodenhäuser, supra note 24, p. 63.
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123
Sivakumaran, supra note 24, p. 172.
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124
TPIY, Ch. de première instance II, Le Procureur c. Limaj et consorts, supra note 24, §§ 129 133.
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16
dangereuses dans lesquelles le groupe opérait à l’époque et ne faisaient pas obstacle à l’existence d’une structure hiérarchique au sein du groupe.
125
Une part importante de la jurisprudence belge suggère malgré tout qu’une entité agissant dans la clandestinité ne puisse être reconnue comme une force armée au sens du DIH. Le Tribunal correctionnel et la Cour d’appel de Bruxelles ont tenu un raisonnement identique dans quatre décisions liées à la « filière syrienne », estimant que les groupes Jhabat Al-Nusra et État islamique ne constituaient pas des forces armées au vu de la clandestinité dans laquelle ils opéraient et de l’impossibilité d’identifier formellement leurs dirigeants.
126
Plusieurs autres décisions ont également fondé le refus d’application de l’article 141bis sur le fait que le groupe concerné ne disposait pas d’un commandement identifiable.
127
Le Tribunal correctionnel de Bruxelles a quant à lui récemment estimé que le groupe État islamique ne constituait pas une force armée au sens du DIH en raison de son mode opératoire clandestin et de l’emploi par ses membres de noms de guerre en lieu et place de leur véritable identité.
128
Dans l’affaire « Sharia4Belgium », tant le Tribunal correctionnel que la Cour d’appel d’Anvers ont eux aussi pris en compte le fait que l’identité réelle des dirigeants des groupes en cause n’était pas connue.
129
Par ailleurs, plusieurs décisions
130
reproduisent à cet égard le même extrait d’un rapport du CICR indiquant que:
Le terme de partie à un conflit armé s’applique généralement à des forces armées ou à des groupes armés ayant un certain niveau d’organisation, une structure de commandement et, donc, la capacité de mettre en œuvre le droit international humanitaire. La logique même qui sous-tend le DIH exige l’existence de parties identifiables au sens ci-dessus parce que cet ensemble de règles (…) établit l’égalité des droits et des obligations entre elles en DIH (…). (…) on voit mal comment un réseau clandestin de cellules sans liens étroits entre elles (…) pourrait être qualifié de "partie" au conflit.
131
Ce texte étant apparemment utilisé pour justifier la prise en compte de la clandestinité comme un élément déterminant dans la définition des forces armées, deux précisions nous paraissent devoir être apportées.
En premier lieu, l’expression « parties identifiables au sens ci-dessus » renvoie clairement à des groupes disposant d’un certain niveau d’organisation. Dans un rapport postérieur à celui dont il est fait mention, le CICR a d’ailleurs formulé de façon explicite que « [l]es parties au conflit doivent être identifiables, c’est-à-dire qu’elles doivent avoir un minimum d’organisation et de structure, et une chaîne de commandement ».
132
Dans ce même rapport, le CICR a également indiqué que « [q]uand la structure interne du groupe est mal définie ou quand une chaîne de commandement clandestine est présente, la question qui se pose est
de savoir si le groupe est suffisamment organisé pour être qualifié de partie à un conflit armé. Cette qualification doit être faite au cas par cas ».
133
Ainsi, tout comme le non-respect du DIH, un mode opératoire clandestin peut éventuellement traduire le manque d’organisation d’un groupe armé, mais cet élément n’est en lui-même pas déterminant et ne permet pas en tant que tel d’écarter l’existence d’une force armée.
125
TPIY, Ch. de première instance II, Le Procureur c. Limaj et consorts, supra note 24, § 132.
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126
Corr. Bruxelles (49ème ch.), 29 juillet 2015, supra note 37, p. 32 ; Corr. Bruxelles (70ème ch.), 6 novembre 2015, supra note 37, feuillet 13 ; Corr. Bruxelles (90ème ch.), 27 janvier 2016, supra note 31, feuillet 7 et Bruxelles (12ème ch. corr.), 14 avril 2016, supra note 31, p. 15. Un raisonnement similaire a également été soutenu dans Bruxelles (30ème ch.), 25 février 2019, supra note 15, p. 30.
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127
Corr. Bruxelles (49ème ch. bis), 10 janvier 2008, supra note 15, feuillets 79-80 ; Bruxelles (12ème ch. corr.), 27 juin 2013, supra note 35, pp. 11-12 ; Corr. Anvers, 11 février 2015, supra note 26, feuillet 34 et Corr. Bruxelles (90ème ch.), 11 juin 2018, supra note 37, p. 42.
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128
Corr. Bruxelles (90ème ch.), 11 juin 2018, supra note 37, pp. 42-43.
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129
Corr. Anvers, 11 février 2015, supra note 26, feuillets 35-36 et Anvers (14ème ch. corr.), 27 janvier 2016, supra note 29, pp. 57-58.
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130
Bruxelles (12ème ch. corr.), 26 juin 2008, supra note 51, p. 30 ; Corr. Bruxelles (49ème ch.), 29 juillet 2015, supra note 37, pp. 29-31 ; Corr. Bruxelles (70ème ch.), 6 novembre 2015, supra note 37, feuillets 10-12 ; Corr. Bruxelles (90ème ch.), 27 janvier 2016, supra note 31, feuillets 6-7 et Corr. Bruxelles (90ème ch.), 11 juin 2018, supra note 37, pp. 42-43.
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131
CICR, « Le droit international humanitaire et les défis posés par les conflits armés contemporains », Rapport de la XXVIIIe Conférence internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, Genève, Septembre 2003, pp. 19-20.
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132
CICR, « Le droit international humanitaire et les défis posés par les conflits armés contemporains », Rapport de la XXXe Conférence internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, Genève, Octobre 2007, Doc. 30IC/07/8.4, p. 47.
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133
CICR, « Le droit international humanitaire et les défis posés par les conflits armés contemporains », Rapport de la XXXe Conférence internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, supra note 132, p. 24.
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17
En second lieu, l’extrait qui nous occupe figure dans une section du rapport qui s’interroge sur la question de savoir si la « guerre contre le terrorisme » menée suite aux attentats du 11 septembre 2001 peut être considérée comme un conflit armé au sens juridique du terme. Rappelant sa position à ce sujet, le CICR énonce – quelques lignes avant le passage qui nous occupe – que le « droit international humanitaire est applicable lorsque la "lutte contre le terrorisme" équivaut à un conflit armé ou inclut un tel conflit. Tel était le cas en Afghanistan, une situation qui était manifestement régie par les règles du droit international humanitaire applicables aux conflits armés internationaux ».
134
Le CICR poursuit en expliquant que l’on peut en revanche douter du fait que la totalité des violences qui se déroulent dans le monde entre des États et des réseaux terroristes transnationaux forme un seul et même conflit armé. C’est à ce stade qu’intervient l’extrait mobilisé par les juridictions belges, rappelant la nécessité qu’existent des parties identifiables et l’impossibilité pour un réseau clandestin de cellules sans liens entre elles d’être qualifiées de partie à un conflit. Il est en effet impossible de constater l’existence d’un conflit armé si l’on ignore qui sont les parties impliquées. Et le CICR de poursuivre :
De nombreuses questions restent sans réponse, notamment : quels réseaux clandestins sont en cause ? Quels actes de terrorisme perpétrés en des endroits géographiquement distincts du monde peuvent être liés à ces réseaux ? Quelle serait la caractérisation d’actes purement individuels ? En somme, de plus amples connaissances factuelles sur le point de savoir qui constitue la "partie" au conflit seraient nécessaires pour approfondir la qualification juridique.
135
L’on perçoit donc bien que le propos du CICR ne vise pas les groupes armés qui agiraient selon un mode opératoire clandestin ou dont l’identité réelle des dirigeants serait inconnue.
D. L’inscription sur des listes établies par des États ou des organisations internationales
Dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, il existe à l’heure actuelle un certain nombre de listes, établies par des États
136
ou des organisations internationales,
137
répertoriant des individus ou des entités devant faire l’objet de sanctions, notamment financières. Si certains groupes pouvant être considérés comme des forces armées au sens du DIH figurent sur ces listes, cette inscription ne fait nullement obstacle à la possibilité d’appliquer l’article 141bis. Le TPIY a souligné, à propos de résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU qualifiant certains actes de terroristes, que « (…) les résolutions adoptées par le Conseil de sécurité, et par les États ou leurs représentants, ont un fondement politique et non pas juridique et ne peuvent être considérées automatiquement comme la preuve ou l’interprétation juridique d’un état de fait (…) ».
138
La Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a quant à elle eu l’occasion de préciser que le DIH et la législation antiterroriste européenne poursuivaient des objectifs différents. Ainsi, la position commune 2001/931/PESC relative à l’application de mesures spécifiques en vue de lutter contre le terrorisme n’a pas pour objectif de sanctionner les actes terroristes, mais de lutter contre leur financement. Des actes qualifiés de terroristes au sens du droit de l’Union peuvent donc parfaitement constituer des activités de forces armées en période de conflit armé.
139
Le mouvement des Tigres de libération de l’Îlam tamoul, dont il était question dans cette affaire, pouvait donc être considéré comme un groupe armé au sens du DIH malgré son signalement sur la liste des entités terroristes établie
134
CICR, « Le droit international humanitaire et les défis posés par les conflits armés contemporains », Rapport de la XXVIIIe Conférence internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, supra note 131, p. 19.
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135
CICR, « Le droit international humanitaire et les défis posés par les conflits armés contemporains », Rapport de la XXVIIIe Conférence internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, supra note 131, p. 20.
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136
Voy. ainsi pour la Belgique la liste nationale des personnes et entités dont les avoirs ou les ressources économiques sont gelées dans le cadre de la lutte contre le financement du terrorisme, adoptée et modifiée par arrêté royal pris en exécution de
l’arrêté royal du 28 décembre 2006 relatif aux mesures restrictives spécifiques à l’encontre de certaines personnes et entités dans le cadre de la lutte contre le financement du terrorisme, consultable sur :
https://finances.belgium.be.
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137
Voy. ainsi pour l’Union européenne la Position commune 2001/931/PESC du Conseil du 27 décembre 2001 relative à l’application de mesures spécifiques en vue de lutter contre le terrorisme, J.O.U.E. , L344, 28 décembre 2001, pp. 93 et s. et pour les Nations Unies la liste relative aux sanctions contre l’EIIL (Daech) et Al-Qaida établie en application de CS Res. 1373, 28 septembre 2001 et dont le nom a été modifié par l’adoption de CS Res. 2253, 17 février 2015. Voy. également la liste récapitulative des sanctions du Conseil de sécurité des Nations Unies, consultable sur :
https://www.un.org/securitycouncil/fr/content/un-sc-consolidated-list.
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138
TPIY, Ch. de première instance II, Le Procureur c. Ljube Boškoski et Johan Tarčulovski, supra note 24, § 192.
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139
CJUE, Affaire C-158/14, A, B, C, D c. Minister van Buitenlandse Zaken, 14 mars 2017, pp. 19-20.
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18
par l’Union européenne. Un raisonnement identique pourrait évidemment s’appliquer aux différents groupements repris sur cette liste – Al-Shabab en Somalie ou les Forces armées révolutionnaires de Colombie par exemple – ou sur toute autre du même type.
Pourtant, les juridictions belges ont parfois égard à la circonstance qu’un groupe soit référencé comme terroriste lorsqu’elles sont amenées à se prononcer sur l’application de l’article 141bis.
140
Or, ce type d’inventaire étant établi en fonction d’intérêts essentiellement politiques, de nombreux groupes y figurent ou sont susceptibles d’y figurer. Tout groupe armé est d’ailleurs généralement considéré comme terroriste par certains États – au moins celui contre lequel il lutte. Tenir compte du fait qu’un groupe figure sur une liste de ce type pour envisager la mise en œuvre de l’article 141bis conduit donc presque immanquablement à écarter son application.
Un raisonnement bien différent, suivi dans les différentes décisions relatives à l’affaire du PKK, mérite d’être mis en lumière. Il a en effet été clairement affirmé que la présence du PKK sur la liste des groupes terroristes de l’Union européenne n’empêchait nullement de considérer cette entité comme un groupe armé au sens du DIH.
141
Renvoyant notamment à l’arrêt de la CJUE, la Cour d’appel de Bruxelles a ainsi énoncé que:
(…) la reprise sur la "liste de gel des fonds" d'une organisation pour certains actes terroristes n'implique pas que l'organisation ou ses membres doivent être qualifiés comme une organisation terroriste sur le plan pénal quand leurs actes consistent en des actes de forces armées lors d'un conflit armé dans le sens du droit humanitaire international.
142
Sur ce point, cette jurisprudence belge récente s’inscrit donc dans la lignée de la pratique internationale.
143
V. Conclusion
Cette contribution a tenté de mettre en avant les différents écueils qui entachent l’interprétation des notions de « conflit armé » et de « forces armées » proposée par les juridictions belges, et qui conduisent ces dernières à écarter de manière presque systématique la mise en œuvre de l’article 141bis du code pénal.
Cette tendance nous semble préoccupante en raison de l’impact qu’elle pourrait avoir sur la responsabilité pénale des individus ainsi que sur le respect du droit international humanitaire. L’article 140 du code pénal incriminant la participation aux activités d’un groupe terroriste, des individus qui rallieraient des « forces armées » pour participer à un « conflit armé » – et devraient donc normalement, en vertu de l’article 141bis, voir leurs actes jugés au regard du DIH – pourraient ainsi se voir condamner sur la base de la législation antiterroriste, même en ne s’étant rendus coupables d’aucune violation du droit humanitaire puisque ce dernier n’érige pas en infraction le simple fait d’intégrer un groupe armé. Une application trop automatique de la législation antiterroriste au détriment du DIH risque cependant de desservir le respect de cette branche du droit.
144
Si une interprétation trop stricte ou incorrecte des concepts de « conflits armés » ou de « forces armées » conduit presque invariablement au rejet de l’article 141bis et donc à l’application de la législation antiterroriste, quel intérêt reste-t-il à respecter le droit humanitaire ?
Les motifs de réticence à appliquer le DIH plutôt que la législation antiterroriste sont certainement nombreux et il ne nous appartient pas de les recenser ici. Concédons cependant que la mise en œuvre de l’article 141bis exige des juges belges la mobilisation d’une branche spécifique du droit international avec laquelle ils ne sont probablement que peu familiarisés. Certaines problématiques de DIH sont par
140
Bruxelles (12ème ch. corr.), 27 juin 2013, supra note 35, p.13 ; Corr. Bruxelles (49ème ch.), 29 juillet 2015, supra note 37, p. 28 et Bruxelles (12ème ch. corr.), 14 avril 2016, supra note 31, p. 15.
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141
Corr. Bruxelles (41ème ch.), 3 novembre 2016, supra note 4, p. 10 ; Bruxelles (mis. acc.), 19 septembre 2017, supra note 4, p. 18 et Bruxelles (mis. acc.), 8 mars 2019, supra note 4, p. 44.
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142
Bruxelles (mis. acc.), 19 septembre 2017, supra note 4, p. 19.
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143
Voy. également Ruys et Van Severen, supra note 9, p. 537 et Wouters et Van Poecke, supra note 14, pp. 1619-1620. Notons que la Cour de cassation ne s’est pas prononcée sur cette question spécifique.
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144
Kraehenmann, supra note 17, p. 61 ; Sassòli, supra note 18, pp. 37-38 et CICR, « Le droit international humanitaire et les défis posés par les conflits armés contemporains », Rapport de la XXXIe Conférence internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, supra note 17, p. 58.
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19
ailleurs complexes et suscitent le débat au sein même de la doctrine la plus spécialisée.
145
Soulignons également, comme d’autres avant nous,
146
que se prononcer sur l’application de l’article 141bis réclame l’analyse de faits survenus parfois à des milliers de kilomètres de la Belgique, dans des situations de violence et de chaos. Dans ces conditions, il semble légitime de se demander si les juges belges disposent réellement des moyens nécessaires à une mise en œuvre circonstanciée de l’article 141bis.
Les procès pour terrorisme vont certainement continuer à se multiplier dans les mois et les années à venir, et l’article 141bis risque d’être encore amené à y jouer un rôle. Il nous parait donc essentiel que les difficultés qui troublent son application soient mises en lumière. Il est vrai que cette clause d’exclusion peut se révéler complexe à mettre en œuvre, et que son application positive entraîne un alourdissement de la charge probatoire qui pèse sur le ministère public.
147
Etablir la commission d’un crime de guerre est en effet chose plus compliquée que prouver l’existence d’une infraction terroriste – pour laquelle il est suffisant de démontrer, par exemple, la fourniture de moyens matériels ou financiers à un groupe terroriste. Force est donc de constater que la mise en œuvre de l’article 141bis pourrait mener à ce que des individus responsables de violations du DIH soient in fine acquittés faute de preuve. L’application de cette disposition pourrait également conduire à l’acquittement de personnes qui auraient participé à un conflit armé au sein d’un groupe terroriste pour autant qu’elles n’aient pas commis de violation du DIH. Précisons néanmoins que, dans cette hypothèse, il serait probablement envisageable d’intenter des poursuites sur la base de l’article 140sexies du Code pénal qui incrimine le simple fait de quitter le territoire national en vue de la commission, en Belgique ou à l'étranger, d'une infraction terroriste. Les individus concernés ne seraient
en effet pas encore réellement membre d’une force armée au moment de quitter notre pays et l’article 141bis ne leur serait donc pas applicable.
148
Quoi qu’il en soit, s’il est bien évidement permis de remettre en question l’opportunité d’une clause d’exclusion aussi large que l’article 141bis, c’est au législateur seul qu’appartient le pouvoir de modifier, le cas échéant,
149
le champ d’application de cette disposition.
145
Mentionnons à titre d’exemple la division de la doctrine sur la question de savoir quelle qualification il convient d’attribuer à un conflit armé non international dans lequel un État tiers intervient militairement. Voy. à ce sujet David, supra note 48, pp. 171-178. La Cour d’appel de Bruxelles a d’ailleurs précisément été amenée à se prononcer sur cette question dans l’affaire de la « filière irakienne » : Bruxelles (12ème ch. corr.), 26 juin 2008, supra note 51, pp. 29-30.
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146
Venet, supra note 6, pp. 171-172 ; de la Serna, supra note 13, p. 196 et Weyembergh et Kennes, supra note 15, p. 121.
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147
Van Steenberghe, supra note 11, p. 88.
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148
Van Steenberghe, supra note 11, p. 87.
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149
Voy. à ce sujet Ruys et Van Severen, supra note 9, pp. 537-541.
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